Si certains édifices emblématiques ont pu être sauvegardés et entretenus dans leur intégrité, d’autres n’ont pas eu cette chance. Par faute de moyens, par négligence des autorités compétentes, par vandalisme ou par simple méconnaissance, certains bâtiments du centre-ville historique de Casablanca connaissent aujourd’hui le désœuvrement pouvant entraîner la ruine. Trace du passé, empreinte d’une altérité salvatrice, ils témoignent des savoir-faire culturels et peuvent aussi être les révélateurs de la nature des écosystèmes sociétaux locaux. C’est le cas pour le remarquable immeuble Bessonneau, dit l’Hôtel Lincoln.
L’Hôtel Lincoln1 figure le témoin d’un certain mépris de la société marocaine envers le patrimoine colonial de Casablanca. À l’époque de sa construction, l’hôtel s’imposait sur le boulevard Mohammed V comme l’un des premiers bâtiments extra-muros de la ville. Ses vestiges, soutenus aujourd’hui par un maigre échafaudage tubulaire, éveillent toujours la mémoire des amoureux d’architecture.
Casablanca, laboratoire de modernité entre passé et avenir
La ville de Casablanca naît essentiellement au début du XXe siècle. Son centre-ville rassemble de nombreux bâtiments remarquables, reflets d’un engouement urbain exceptionnel des classes dominantes à l’époque. Casablanca a vu récemment son paysage se transformer fortement, notamment par la destruction des bâtiments coloniaux, bouleversant le laboratoire de modernité architecturale d’autrefois.
La négligence en est principalement la cause. Ni les propriétaires, ni les locataires n’assurent l’entretien des édifices, qui prennent une allure fantomatique et peuvent constituer une menace pour la sécurité des habitants. Le développement urbain et la spéculation immobilière s’avèrent un danger supplémentaire. Tributaire d’un emplacement stratégique, l’Hôtel est la proie des promoteurs qui y ont vu une excellente opportunité pour la construction d’immeubles jugés plus conformes aux normes de leur modernité.
Dans ce contexte de pression immobilière, et en l’absence de politique de préservation forte, Casablanca connaît de nombreuses destructions patrimoniales et, ce, malgré la mobilisation d’habitants passionnés par cette architecture qui rayonna au-delà des frontières.
« De plus, comme il s’agit de la capitale économique, les autorités marocaines ne veulent peut-être pas adopter des mesures qui pourraient brider le dynamisme économique et l’activité immobilière de la ville », explique Jade Tabet, architecte français, ancien membre du comité du patrimoine mondial de l’Unesco (2012, L’Express).
Implanté sur une parcelle de 2500 m2, l’immeuble Bessonneau, érigé en 1917 par l’architecte Hubert Bride, s’impose, massif et monumental, avec un programme fastueux : une soixantaine d’appartements, des commerces et un hôtel. Il reste l’un des premiers repères extérieurs qui annoncent le centre-ville ; et prendra plus tard le nom d’Hôtel Lincoln. Édifié face au marché central, un élargissement de la voie (25 m) faisait parvis et donnait du recul pour mieux apprécier le riche décor néo-mauresque. Il apparaît aujourd’hui comme le vestige d’une splendeur passée derrière les étaiements mis en place après l’effondrement de son aile droite, suite à une tempête en 2009.
Un laborieux appel à manifestation d’intérêt
C’est dans le cadre d’un projet de réaménagement, de rénovation et d’exploitation de l’Hôtel Lincoln qu’a été lancé l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) par l’agence urbaine de Casablanca (AUC). Cette dernière, propriétaire de l’immeuble en 2005, après expropriation, prévoyait de confier le projet de réaménagement, de rénovation et d’exploitation à un opérateur doté des capacités techniques et financières nécessaires.
Les orientations générales de cet appel insistaient spécialement sur le respect du cachet architectural et patrimonial. Lancé, puis relancé chaque année depuis 2006, aucun investisseur n’a été retenu et, ceci, pendant plus d’une dizaine d’années, malgré les atouts de l’édifice, notamment son emplacement urbain stratégique, son architecture emblématique et son accessibilité.
Les problématiques de la réhabilitation soulèvent des débats passionnés et, face aux exigences de son exploitation future pour changer l’image et associer celle d’une architecture contemporaine, l’agence ne souhaite pas restaurer le bâtiment dans son aspect originel mais laisser plus de liberté à la transformation. Ainsi, par ce projet sur l’Hôtel, peut se saisir de l’opportunité d’une nouvelle écriture pour la renaissance patrimoniale tout en s’adaptant aux contraintes de la capitale économique qui se développe à grands pas.
Les traces du passé en interaction avec le présent
L’importance du patrimoine bâti, témoignage du passé, reste indéniable. Loin d’une restitution à l’identique d’un symbole du passé, l’objectif est de faire dialoguer passé et projet en devenir, notamment en valorisant les caractéristiques et les qualités architecturales.
Le Kintsugi illustré dans les pièces d’art japonaises est une manière de réparation des objets anciens brisés en porcelaine apparue au XVe siècle. Cette méthode consiste à faire intervenir un matériau distinct pour réparer les brisures et conserver la trace visible de l’intervention, conservant ainsi une certaine lisibilité de son authenticité. Les accidents sont assumés, leur histoire révélée, partie prenante de l’objet. Cette philosophie fut aussi partagée par la charte de Venise.
Un nouveau souffle pour la résurgence de l’ancien centre-ville de Casablanca
Les bases d’une réponse prompte à transformer l’immeuble Bessonneau viennent d’être posées. C’est le cabinet d’architecture international O+C (Oualalou+Choi), accompagné du groupe français REALITES qui a été nommé lauréat de l’AMI, avec un montant de travaux estimé à cent cinquante millions de dirhams (soit environ quatorze millions d’euros), pour une livraison prévue au 2e trimestre 2022. D’une surface de 9 500 m², le projet comprend 2 000 m² de commerces et bureaux, 7 500 m² d’un hôtel 4-étoiles, ainsi qu’un restaurant, une piscine et un rooftop.
Casablanca possède un patrimoine relativement récent comparativement aux autres villes du Maroc. Le plan de sauvegarde et de mise en valeur du centre-ville ancien n’a été que récemment établi. Le document d’urbanisme identifie un certain nombre de bâtiments à valeur patrimoniale dont l’Hôtel Lincoln en serait un premier prototype. Sa renaissance, longtemps cristallisée, devient ainsi un enjeu important pour la considération patrimoniale de Casablanca et pourra servir de référence.
Recréer l’architecture de l’Hôtel Lincoln : la régénération d’un bâtiment oublié
Premier bâtiment dont la façade a été inscrite à l’inventaire des monuments historiques au Maroc, l’Hôtel Lincoln a été conçu en 1915 à la charnière, entre la fin d’une écriture néo-mauresque et le début d’une invention casablancaise. Implanté sur l’avenue Mohammed V qui jouit d’une certaine cohérence historique, l’urgence d’intervention se ressentait davantage depuis la piétonisation de cette avenue pour le passage du tramway de Casablanca.
Faire renaître l’Hôtel Lincoln ne pouvait se faire sans l’institution de l’AMI. Il fallait non seulement déterminer un ensemble de maîtrises d’œuvre, d’ouvrage et d’usage sensibles au patrimoine, mais également susciter les prises de position assez radicales.
Comment réhabiliter l’Hôtel Lincoln ? La réflexion d’Oualalou+Choi émane d’un premier postulat qui positionne le bâtiment dans la flèche du temps des savoir-faire. L’hôtel se différencie du patrimoine traditionnel marocain dont l’artisanat est toujours en vigueur.
Un deuxième axiome fait de ce bâtiment le représentant de l’écosystème qui a permis l’architecture de Casablanca.
« On ne peut pas comprendre Casablanca, si on la regarde avec nostalgie en disant que c’était mieux avant. Il faut regarder comment a vécu son patrimoine a vécu, et s’interroger sur ses perpétuelles inventions. L’énergie moderne Casablancaise émanant du détournement, de sa métabolisation est aussi importante que ses traditions artisanales…Le patrimoine représente bien le canevas propice à de nouvelles interventions.», décrit Tarik Oualalou, architecte et fondateur de l’agence lauréate.
Enfin, un troisième principe porte sur le parti-pris : préserver ce qui existe et compléter par des éléments au langage contemporain assumé. Le fragment de façade encore debout sera réhabilité avec empathie et rigueur ; la partie manquante sera réinterprétée, moderne, en dialogue avec l’existant. L’idée est de créer un moule inversé jouant avec la matérialité de la façade actuelle, dans un jeu savant d’ombres laissant s’exprimer l’architecture. Une négociation qui prime à faire des traces historiques un atout pour le devenir de la ville.
- Cet article est issu d’un mémoire de fin d’étude soutenu en 2017 par l’auteur à l’École nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis : Régénération de l’hôtel Lincoln à Casablanca ↩